Impressions au fil du rail







IMPRESSIONS AU FIL DU RAIL


      La tricoteuse du temps perchée en haut de son mât nous  fait signe que c'est l'heure de partir du bout de ses aiguilles luminescentes, et le chef de service s’empresse  de me déchirer les tympans d’un long coup de sifflet. Un retardataire affolé monte à bord à la dernière seconde. D’un coup de palette savamment maîtrisé appuyé d’un solennel   « départ ! » le chef de service me donne l’ordre tant attendu, j'actionne le dispositif de correspondance déclenchant un son de cloche familier auprès du mécano : ding ! ding ; « départ ! ». Le TGV arrache ses 425 tonnes du rail avec une illusoire aisance et commence à prendre de la vitesse en roulant silencieusement. La gare défile sous mes yeux; au loin, des bras tendus, des adieux, des sourires, et aussi des sanglots peut être pour un amour qui s'en va   Le tuuuuut d'un avertisseur sonore retentit d'un bout à l’autre de la rame au moment où la dernière porte ouverte sur l'extérieur se referme définitivement. Ca y est, je suis parti pour trois heures de plongée au fil du rail jusqu’à Paris.

       Le train quitte Marseille en traversant les quartiers Nord, entre St Barthélémy et St André la voie longeant le littoral offre ça et là de superbes points de vue sur la rade et les ports. Je ne manque jamais de coller mon nez à la baie vitrée pour admirer ce paysage avant le black out du grand tunnel. Ici peu d'immeubles bourgeois, mais des HLM et de nombreuses petites maisons marseillaises serrées les unes contre les autres, toujours plus ou moins semblables. Beaucoup d'entrepôts et de petites industries aussi. Ce tissu urbain hétéroclite, ouvrier et populaire s'étend jusqu'aux portes des ports, où se dressent dans les cieux les dentelles d’acier des grues affairées auprès des cargos. Je songe à un gros tas de Legos en voyant l'amoncellement multicolore des containers le long des quais. Les gens d'ici vivaient autrefois au rythme du port nostalgie. Et si on ne vit plus forcément avec le port, il reste cependant étroitement lié à tout, naturellement puisque c'est l'essence même de Marseille. Les géants endormis sur les bassins trouveront toujours ici de quoi satisfaire leur gargantuesque appétit de fret.

     Bateau blanc, gris ou noir, il y aura toujours un anneau pour amarrer son espoir au port de tous les sud, Marseille est la plus belle porte européenne ouverte sur l'Orient.

      Au-delà de la digue je contemple le grand large, la "Grande  Bleue" vient nonchalamment lécher les blocs en béton de la jetée avec un petit filet d'écume au bord de ses lèvres gonflées d'azur. Aujourd'hui  une mer d'huile s'offre au soleil ardent. Quelques rares voiliers glissent paresseusement au large du Château d'If et du Frioul. Le calcaire blanc des rochers plongeant dans la Méditerranée compose avec les flots bleus une homérique symphonie bicolore, là, c'est déjà la Grèce. Je distingue le long sillage d'un paquebot avalé par l'horizon, lui aussi s'en va comme nous. Encore un dernier coup d’œil à droite vers le fouillis des mâts des bateaux de plaisance amarrés à l'Estaque, avant d'être avalé par le tunnel; j'ai juste eu le temps d'apercevoir la colline de Mourepiane où j'habite, c'est tout simplement beau.

      Brusquement, il fait nuit en plein jour, mais j'ai gardé l'image d'un pêcheur relevant ses filets sous les rires des mouettes, persistance rétinienne ou vison du cœur, qu'importe, j'y pense donc il existe et son souvenir  m'accompagnera jusqu'à mon retour, demain je le reverrai, je le retrouverai.   

      Renaissance en pleine garrigue à la sortie du tunnel.

      Derrière la baie vitrée, le paysage défile à 300 à l'heure, et pourtant je n'ai pas l'impression que tout va aussi vite que cela, probablement parce que je connais bien le moindre petit bout de France, le long de la ligne à grande vitesse entre Marseille et Paris, pour l'avoir parcourue tant de fois. Je goûte avec délectation à ces instants d'évasion. Je plante mon regard légèrement vers l'avant à mi-chemin de l'horizon, en héritant de  tourner la tête à tout bout de champ, et je plonge dans le défilement stroboscopique de la nature environnante. Je descends en marche et j'enfourche les 12 000 chevaux vapeur du T.G.V. pour filer librement  au fil du vent, au fil du rail, au fil des  saisons quels que soient les lieux. Et de la nuit des temps aux temps actuels, j'ai envie de découvrir l'histoire de ces campagnes, la France est un si beau pays.

      Dès le plateau de l'Arbois, après le grand tunnel de Marseille, la ligne à grande vitesse nous entraîne dans l'espace-temps d'un voyage extraordinaire, à travers des paysages grandioses qui imprègnent profondément les caractères de nos identités culturelles régionales. La terre pétrit à son image, l'âme de l'homme qui l'aime. Je me sens devenir une sorte de  Provençal-dauphinois-bourguignon par la force de mon plaisir à voyager  sur cette ligne. 

      A partir d'Aix en Provence T.G.V., nous fonçons à travers la Provence sauvage, le parfum de la garrigue, le chant des cigales, les vignes et les champs d'oliviers des villages perchés comme des oppidums  aux sommets des reliefs. Eguilles... Lambesc... Le soleil ardent grille les calcaires blancs et sublime la terre ocre...

      Au  loin, l'horizon s'agenouille au pied de la cathédrale minérale de la Sainte Victoire, avant de venir caresser l'enfilade des moutonnements rocheux du merveilleux Lubéron. La poésie de son règne animal, minéral et végétal, se reflète à la surface de la Durance, qui égraine paresseusement un chapelet de perles d'azur dans son lit de galets blancs... Juste le temps de contempler Notre Dame de Beauregard sur son promontoire,  et c'est déjà Avignon dressant la splendeur médiévale de son palais épiscopal au cœur de son écrin de remparts...

      Le train survole les eaux du Rhône vaincues par le béton armé des nouveaux ponts d'Avignon. Là bas, à l'est, sa majesté le mont Ventoux veille, la tête dans le vent, sur la Provence rhodanienne...

      A droite: la chaleur fait vibrer l'air aux tours de Roquemaure et à Châteauneuf du Pape; le pays où le sang du Bon Dieu coule au creux des taste-vin.
     A gauche: l'élégant château de Montfaucon...

     Nous filons vers Orange et Montélimar, dans les jardins du sud balayés par le Mistral, et nous enjambons les boucles du Rhône à l'allure d'un géant chaussé de bottes de sept lieues. Au printemps,  les arbres fruitiers alignent à perte de vue l'enchantement de leurs panaches de fleurs blanches ou roses, bien abrités du vent par des haies de peupliers et de cyprès...

     La Garde Adhémar nous salue bien au passage du haut de sa petite montagne broussailleuse.

     Après Montélimar, il est temps de quitter les jardins du sud pour monter vers les vergers du Dauphiné qui s'étagent aux flancs verdoyants des dentelles rocheuses du Vercors. La Tour de Crest garde ses secrets et ses souvenirs, les créneaux dans la brume, et les pieds au bord de la Drôme. Ca doit sentir bon dans la montagne, j'aperçois deux champs de lavande le long de la voie...
       On peut se laisser aller dans l'apaisante chlorophylle de la  fraîche campagne dauphinoise, et glisser au cœur de ses vallonnements ou trouvent refuge des charmants petits villages serrés autour de leurs magnifiques clochers. La vie semble s'écouler doucement  sous la bienveillance de ces phares spirituels plus beaux les uns que les autres, et les paysages  se succédant calmement, jouent une douce symphonie panoramique qui accompagne la rêverie du voyageur bien au-delà de Lyon...

     Les premières vignes, soigneusement peignées, de Mâcon-Loché alignent leurs pieds porteurs des meilleures promesses sur le dos des collines inondées de soleil. A cet instant, le T.G.V. entre en Bourgogne du sud par la grande porte du val Lamartinien et plonge dans le berceau du romantisme, terre natale du plus grand des romantiques: Alphonse de Lamartine.
     
      Au cœur du vignoble Mâconnais,  châteaux et villages magnifiques se suivent à un rythme effréné:
-Château de Vinzelle
-Château de Moranges
-Château de Layé
-Château de St Léger
-Château de Monceau
-Château de la Combe

     Villages de Solutré; Vergisson; Prissé; La Roche Vineuse; Milly Lamartine; Berzé la Ville. Ce sont tous autant de hauts lieux imprégnés à jamais de l'âme du poète.
     A l'ouest, la mystérieuse roche de Solutré domine solennellement le prestigieux vignoble, courtisée du solutréen au mitterrandisme, elle connaît des hommes le meilleur comme le pire.

     Au nord l'imposante forteresse de Berzé le Châtel garde  la frontière avec la première marche du sud, les tuiles canal vont hélas devoir céder la place aux tuiles plates.....

      Le train n'a pas mis trois minutes pour traverser cette merveilleuse région qu'il change déjà de vallée et gagne le pays charolais baignant  dans la spiritualité religieuse de l'abbaye de Cluny et de la communauté de Thaizé.   L'intimité du bocage verdoyant incite au recueillement, ici, même les vaches charolaises semblent plongées dans une rumination méditative en nous regardant passer. Au royaume de l'eau, de l'herbe grasse et de l'art roman, la moindre église est un vrai petit chef d’œuvre millénaire...

      La voie s'élève progressivement et nous glissons bientôt sur les toboggans du relief vers Le Creusot...

      A l'Ouest de St Pierre de Varenne, la masse imposante du château de Brandon domine les voies du haut de sa crête, le T.G.V. ne tarde guère à passer de la Saône & Loire à la Côte d'Or et se taille un chemin dans l'épaisse forêt de Saulieu  au pied du Morvan.

      Les morvandeaux vivent toujours au rythme de la forêt, des pâturages et des rigueurs du climat. Ici l'hiver est long et l'été trop court, quand il y en a un.  Je n'aime pas beaucoup le froid, mais je ne peux m'empêcher d'adorer l'étrange beauté cristalline des arbres statufiés par le givre en décembre ou janvier...
      Sur la colline du kilomètre 178, la maison forte de Pisy nous rappelle le temps, pas si éloigné que cela, où ses murs épais protégeaient les récoltes et les paysans contre les pillards qui écumaient la région... 

      L'intimité du bocage s'efface maintenant devant les grands espaces céréaliers. Les patchworks du blé en herbe et du colza fleuri ou l'or des moissons, composent la palette lumineuse d'un peintre touché par la grâce. Et même la monotonie des labours d'automne,  peints au couteau à perte de vue, exprime la plus belle des  espérances...

      Au kilomètre 184, nous jouons à saute mouton avec l'autoroute du sud, dans une heure nous arriverons à Paris...

       A St Florentin, le T.G.V. a rendez-vous avec l'histoire, au croisement de la ligne PL. de 1849...

      Nous replongeons à nouveau dans un superbe massif forestier, celui de la Forêt d'Othe, pour en ressortir à la hauteur de Sens avec sa cathédrale au loin, et les premiers buildings depuis que l'on a quitté Marseille... 

      Nous ne sommes plus qu'à 80 Km de Paris, juste un saut de puce à 300 à l'heure.  L'autoroute A5 est venue à notre rencontre, et nous tiendra compagnie jusqu'à Melun. Je sais bien que les voitures roulent environ à 130 km/h, mais nous les dépassons si vite que j'ai la sensation qu'elles sont figées sur place, comme engluées dans le bitume. Le paysage lui, n'est plus aussi beau, ça sent l'essence, la pollution, l'effervescence du bocage bétonné des banlieues. A l'approche de la capitale, les forêts de tuiles ont remplacé progressivement les forêts de chênes, et les parkings les champs de blé. La grande ville approche, et Montereau faux Yonne annonce la proche banlieue parisienne.

     Blandy les tours dresse ses créneaux au dessus des arbres, la Brie étend encore un peu son tapis vert aux portes de Paris, puis La banlieue nous avale inexorablement, c'est bientôt la fin du voyage, encore deux petits tunnels et nous serons presque arrivés à Paris Gare de Lyon.

      Il est temps pour moi de refaire surface, l’approche de notre terminus me sort de la rêverie de mon beau voyage spatio-temporel.
    
      Nous sommes à l'heure, tout va donc pour le mieux.

      Demain sera un autre voyage.




 2002